DE L'ETAT PROFOND
Intervention de Fabienne Boulin-Burgeat à l’ouverture de la Conférence débat de l’Union du Peuple Français 19 octobre 2019 --
Rambouillet
Merci de m’avoir invitée à l’ouverture de votre débat.
Je tiens d’abord à vous féliciter d’avoir voulu associer une commémoration des quarante ans de l’assassinat de Robert Boulin à une réflexion sur ce que j’appellerai l’état profond de notre république et de notre société. Je vous en remercie d’autant plus chaleureusement que c’est bien ainsi que je souhaite moi-même voir célébrer la mémoire de mon père, avocat, résistant, homme d’Etat toujours animé d’une seule ambition, celle de servir la vérité, la justice et l’intérêt général. J’espère que cet anniversaire sera l’occasion de progresser dans la vérité sur les conditions de la mort de mon père. Vérité que nos institutions continuent toujours à s’interdire de regarder en face, alors que tout le monde sait aujourd’hui que la thèse officielle n’est qu’un sordide mensonge d’Etat destiné à camoufler un crime d’Etat où le secret d’Etat n’est invoqué que pour protéger intérêts privés et ambitions personnelles.
Robert Boulin est mort quand tout donnait à penser qu’il allait être nommé Premier Ministre. La place singulière qu’il occupait alors sur l’échiquier politique, l’autorité morale qu’il exerçait auprès des parlementaires comme de tout gaulliste véritable, et sa bonne image dans l’opinion, ne pouvaient qu’inquiéter ceux qui étaient animés davantage par le goût du pouvoir et de ses retombées matérielles que par le souci de servir l’intérêt général. Comme l’affirmait Jean Charbonnel, de fait, « Robert Boulin gênait, menaçait ». Mon père a toujours été loyal à l’égard des Chefs d’Etat et de gouvernement qu’il a servis mais il rongeait son frein depuis le départ du Général de Gaulle, et enrageait de voir ses successeurs en brader peu à peu l’héritage politique et social au profit d’intérêts financiers ou pour des ambitions purement électoralistes, menaçant ainsi ce que lui-même et ses compagnons gaullistes avaient construits si patiemment depuis compagnons gaullistes avaient construits si patiemment depuis la guerre.
Depuis le milieu des années 70, en effet, un tournant majeur s’opérait en France et dans le monde. 1979 est une année charnière, avec la victoire des idées ultra libérales qui porta au pouvoir Margaret Thatcher en mai 79 et Ronald Reagan en novembre 1980. Pour les ultra libéraux, il s’agissait de changer profondément la finalité des politiques économiques et sociales afin de réduire les coûts du travail tant directs (part du travail dans la valeur ajoutée) qu’indirects (législations protectrices des travailleurs), en s’appuyant sur les débuts de la mondialisation mettant en concurrence les travailleurs à l’échelle de la planète entière. Les politiques publiques devaient ainsi être mises au service du capital, que ce soit dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’immigration et bien d’autres.
En 2019, nous en voyons bien toutes les conséquences dramatiques : inégalités croissantes, précarisation, « uberisation » de la société, exploitation prédatrice des ressources naturelles, instrumentalisation de la puissance publique par des intérêts privés dominants. Mon père pensait qu’une autre politique était possible. En attestent son action réformiste dans chacun des ministères qu’il a dirigés, des Finances à la Santé et aux Affaires sociales, en passant par l’Agriculture, ou dans sa Mairie de Libourne, de même que son combat auprès de Chaban et de Delors lors des présidentielles de 1974 pour leur projet de Nouvelle Société. L’affaiblissement du rôle de l’Etat devant la montée des idées ultralibérales le préoccupait. Alors qu’il était ministre du Travail et de la Participation dans le gouvernement de Raymond Barre son malaise allait s ‘accentuant. Il s’en était confié à Jean Mauriac qui l’a depuis publié dans ses carnets: « Je suis très proche, lui dit il, de Delors, plus que de Barre, qui se fait éternellement passer pour le défenseur des patrons. …. Voilà l’image qu’il donne de lui, et c’est bien éloigné de celle que je voudrais donner de moi. Je suis pour une politique plus humaine, plus sociale. Quand je soumettais un problème au Général de Gaulle, il posait chaque fois la même question : où est l’intérêt de l’Etat ? Avec Giscard jamais. Au fond tout est subordonné à l’Etat ? Avec Giscard jamais. Au fond tout est subordonné à sa réélection en 1981 » Fin de citation. Mon père ferraillait dur au sein du gouvernement et de son parti pour défendre l’intérêt général. Gaulliste social, il poussait sans relâche à engager des réformes d’envergure pour traiter les problèmes sur le long terme en assurant une plus juste répartition des richesses et des avantages. Premier Ministre il se serait appuyé sur sa légitimité pour faire bouger les lignes, y compris, comme chef de la majorité, entre la gauche et la droite, et moderniser notre pays au profit du plus grand nombre. Il aurait aussi veillé à faire le ménage dans les pratiques de connivence douteuse des partis politiques. On ne lui en a pas donné le loisir.
L’affaire Boulin, si on la regarde dans tous ses aspects aurait dû faire éclater bien des réalités de notre vie politique. « Faire sonner le glas d ‘une société » comme l’a dit alors Mgr Poupard en chaire de Notre-Dame de Paris. Révéler l’assassinat du vétéran des ministres en exercice, à 59 ans, avec un avenir encore brillant devant lui, aurait certes généré des turbulences fortes, mais salutaires pour notre démocratie. Au lieu de cela la vérité reste interdite. Les auteurs et commanditaires de la mort de mon père peuvent continuer à vaquer tranquillement à leurs occupations ou pour certains mourir en paix, et notre pays continue de s’enfoncer. Pour ceux qui préfèrent la lucidité et refusent de se résigner, l’affaire Boulin est donc emblématique de bien des maux qui affligent notre pays.
C’est pourquoi j’espère que cet anniversaire sera aussi l’occasion d’une prise de conscience des dérives de la Vème République et de notre société. J’ai compris que c’est le sens de votre réunion d’aujourd’hui. Je m’en réjouis car c’est tout le sens de mon combat citoyen depuis quarante ans. C’est dire tous les voeux que je forme pour le succès de vos débats.
Merci.